La défense de la vie : un combat devenu dangereux – CIDSE

La défense de la vie : un combat devenu dangereux

La mort de Berta Cáceres au Honduras, en mars dernier, est un rappel douloureux des abus d’un modèle économique qui place le profit au-dessus du bien être des peuples, des citoyens et de l’intérêt général. Sa vie et son héritage continueront à inspirer les résistances actuelles pour changer la donne.

NB : Cet article a été écrit initialement pour la Commission Justice & Paix Belgique francophone et publié le 30 juin 2016.

 

 

L’indignation pour la mort de Berta Cáceres au Honduras, leader indigène du peuple Lenca, défenseure des droits des peuples originaires et du respect de l’environnement, a fait le tour du monde. Son combat contre le mégaprojet hydroélectrique Agua Zarca lui a valu la reconnaissance du prix Goldman – ou Nobel Alternatif – en 2015. Ce projet, toujours en cours, menace de restreindre l’accès à l’eau de la rivière Gualcarque au peuple Lenca, interdisant aussi leur droit de rester sur leur territoire. Après des années de menaces et de persécutions constantes en raison de son engagement, Berta a été assassinée le 2 mars 2016 à la Esperanza, au nord-est de l’Honduras.

À qui profitent réellement ces projets d’investissements basés sur l’extraction de ressources d’eau et de minerais ?

La résistance du peuple Lenca face aux mégaprojets d’infrastructure et d’extraction minière fait écho à plusieurs résistances ailleurs en Amérique Latine et dans les pays du Sud. Leur richesse en ressources naturelles et des conditions souvent favorables aux grands investissements inspirent la convoitise des entreprises multinationales avides de nouvelles sources de rentabilité. Les conséquences sociales et environnementales d’un tel modèle sont pourtant non négligeables. Dans cet échiquier, où convergent les intérêts économiques des entreprises multinationales, et ceux politiques et militaires des États, à qui profitent réellement ces projets d’investissements basés sur l’extraction de ressources d’eau et de minerais ?

Le cas d’Agua Zarca
En août 2009, quelques mois après le coup d’État contre Manuel Zelaya, le nouveau gouvernement approuve la Loi générale des eaux (Ley General de Aguas) [1] , qui octroie des permis d’exploitation sur les ressources hydriques et abroge tout décret prohibant la concession de projets hydroélectriques dans des zones protégées. Entre 2010 et 2013, le projet hydroélectrique Agua Zarca est lancé, comprenant la construction de 17 barrages hydroélectriques tout au long de la rivière Gualcarque [2].

Qui est derrière ce projet ? Au niveau national, la compagnie Desarrollos Energéticos S.A. – DESA, au capital hondurien, contrôle le projet. Au niveau international, le projet est financé par la Banque centraméricaine d’intégration économique (BCIE), la Banque de développement néerlandaise FMO, FinnFund de Finlande, l’entreprise allemande Voith Hydro et la Banque mondiale via la International Finance Corporation (IFC) [3]. SinoHydro, une des plus grandes entreprises chinoises en énergie hydroélectrique, avait été sous-traitée pour la construction des barrages.

Malgré la ratification par le Honduras de la Convention 169 de l’OIT en 1995 [4], la majorité des permis d’exploitation ont été octroyés par l’État hondurien sans aucune consultation des communautés avoisinantes. Ainsi, un intense processus de résistance du peuple Lenca commence, rassemblé derrière le Conseil civique des organisations populaires et indigènes de l’Honduras (COPINH), dont Berta Cáceres a été co-fondatrice. Plusieurs actions sont mises en place et une grande mobilisation mène à la fermeture de la route qui conduit au barrage. En 2013, la mobilisation conduit à la retraite de SinoHydro du projet et à l’arrêt de quelques opérations pendant 21 mois. En 2014, c’est la Banque Mondiale qui fait retirer son financement du projet. Il a fallu, cependant, la mort de Berta Cáceres et d’un de ses collègues du COPINH, Néstor Garcia, quelques semaines après, pour que FinnFund et Voith Hydro gèlent leur financement du projet sous pression internationale [5]. Néanmoins, il n’y a aucun signe que la construction du barrage s’arrêtera définitivement.

Au contraire, la répression augmente. Depuis les premières manifestations, ceux qui s’opposent à la construction des barrages et qui résistent au déplacement forcé sont persécutés et constamment menacés. Le gouvernement hondurien criminalise les actes de protestation et a installé la police militaire pour protéger la construction des hydroélectriques. La mort de Berta, et de plusieurs avant elle, s’insère dans cette lutte où la défense de la vie et des biens communs comme l’eau, la terre, les semences, est devenu une affaire de vie ou de mort.

Accumulation par dépossession
Le cas d’Agua Zarca est un exemple éloquent de ce que David Harvey a nommé « l’accumulation de la richesse ou du capital par la dépossession des peuples, et des ressources vitales de la nature » [6] . Une caractéristique particulière du capitalisme néolibéral globalisé dont les conséquences sociales et environnementales sont néfastes. En termes généraux, l’accumulation par dépossession est réalisée à travers principalement des dynamiques de privatisation, financiarisation et concurrence [7]. Celles-ci sont assurées, entre autres, par une série de cadres, de lois et de traités au niveau international qui (dé)régulent, depuis notamment les années 70-80, les activités du système financier et des entreprises multinationales. Sous prétexte de croissance, les États, particulièrement ceux des pays du Sud, sont souvent contraints d’appliquer ces règles – à travers les conditionnements de la dette externe, ainsi que les fameux programmes d’ajustement structurels.

En conséquence, la privatisation des biens publics, mais aussi des sols et sous-sols permettent aux entreprises multinationales de s’approprier des biens communs qui seront destinés à une exploitation intensive, très lucrative certes, mais qui ne bénéficie que très peu aux communautés paysannes, indigènes et locales. Ces dernières se trouvent désormais dépourvues de leurs droits d’accès à la terre, aux semences, à la gestion durable des ressources, ainsi qu’aux droits vitaux à leur culture et à leur survie.

En 2014, au moins 116 activistes environnementaux ont été tués, dont 40% des victimes étaient originaires des peuples indigènes.

Au Honduras, l’approfondissement des politiques néolibérales a conduit à la multiplication des projets agro-industriels de monoculture (tels que la palme africaine) et à un boom important dans le secteur minier. En effet, près de 30% du territoire hondurien se trouve désormais sous concessions minières. Celles-ci ont besoin de grandes quantités d’eau et d’électricité pour leur fonctionnement [8], d’où un grand intérêt pour la production étendue d’énergie hydroélectrique.
Les conséquences environnementales de l’extraction minière sont souvent irréparables. Dans la même ligne, malgré la dénomination d’« énergie verte », la construction des barrages hydroélectriques mène aussi à des effets considérables pour l’environnement : la modification du paysage et des écosystèmes par l’inondation forcée de vallées entières en présente le risque le plus important. De plus, les communautés qui vivent près des rivières sont fortement affectées, comme on l’a vu, par le déplacement forcé – souvent sans aucune compensation, ou du moins très limitée, de la part de l’État et des entreprises. Alors que les effets du changement climatique se font de plus en plus tangibles, les fortes sècheresses qui en résultent, mettent en question la durabilité d’une telle production d’énergie [9] .

Le libre échange contre les citoyens
Aujourd’hui nous assistons à un virage remarquable vers l’approfondissement du régime néolibéral via la nouvelle génération de traités de libre-échange. Ceux-ci comportent le mécanisme ISDS (Investor-state dispute settlement) qui permet aux entreprises de poursuivre les États en justice si elles considèrent que des régulations nationales (en termes d’emploi, d’environnement ou autres) vont à l’encontre, par exemple, de leurs profits estimés. Un tel mécanisme non seulement fait atteinte à la démocratie et au droit des citoyens d’avoir une voix dans les décisions qui les concernent, mais il fait perdre aux États toute capacité de protection et de sauvegarde des droits de ses citoyens. C’est le cas, en particulier, du Traité Transatlantique ou TTIP et du CETA, négociés sans aucun contrôle démocratique par l’Union européenne avec les États Unis et le Canada. Ces accords suscitent une résistance des citoyens européens sans précédent. Seront-ils écoutés ?

Résistances : défenseurs des droits humains et environnementaux face à l’impunité
Cette « dépossession » à laquelle assistent maintes communautés dans le monde est souvent accompagnée d’une violence et d’une répression accrue. La situation au Honduras se répète de manière systématique dans plusieurs pays et continents. En 2014, au moins 116 activistes environnementaux ont été tués, dont 40% des victimes étaient originaires des peuples indigènes. Elles sont mortes en raison des conflits liés aux projets miniers, hydroélectriques ou d’agro-business. La majorité de ces morts sont localisés en Amérique centrale et du Sud [10]. En 2015, ce chiffre a augmenté de 59% par rapport à l’année 2014, comptant 185 assassinats liés à des enjeux environnementaux [11]. Comme plusieurs témoignages le démontrent, la répression et criminalisation des communautés et de ceux qui les appuient se font tangibles partout où se manifeste un intérêt stratégique et économique pour l’exploitation des ressources naturelles.

Bien que souvent il soit difficile de tracer une ligne de causalité entre ces atteintes à la vie et les entreprises multinationales, maints cas montrent une confluence de forces entre entreprises, États et forces militaires. Par l’enjeu économique que représente l’extraction de ressources naturelles, les États ont souvent intérêt à protéger ces grands investissements. Comme nous avons vu au Honduras, certains États mettent leur puissance policière et militaire au service des intérêts privés. Berta Cáceres décrivait elle-même cette situation assez clairement : « Au fur et à mesure que les grands investissements du capital transnational avancent, avec des entreprises liées au puissant secteur économique, politique et militaire du pays, ces politiques néolibérales et extractives provoquent aussi une augmentation de la répression, la criminalisation et la dépossession des communautés » [12].

Pour Shalmali Guttal, directrice de Focus on the Global South, un centre de recherche sur les alternatives économiques en Asie, il s’agit d’une lutte très inégale. Malgré la résistance des communautés et des mouvements sociaux, il y a un haut niveau de répression et d’impunité face à ces crimes. Les entreprises multinationales et les États comptent avec des recours et des ressources très importantes face auxquelles les communautés ont très peu de pouvoir [13]. C’est le même phénomène, quand il y a des accidents ou des dégâts énormes sur l’environnement à cause de l’exploitation de ressources. Quand le dommage est fait, qui paye ?

Le traité contraignant de l’ONU sur les entreprises et les droits humains
L’alliance pour le traité contraignant des Nations unies (Treaty Alliance) est un réseau d’organisations et de mouvements sociaux qui s’engagent dans des processus de plaidoyer politique afin de développer, au sein de l’ONU, un instrument contraignant pour aborder les abus en termes des droits humains et dommages environnementaux causés par des entreprises multinationales. Celui-ci comprendrait des dispositions qui limiteraient l’interférence des entreprises dans la formulation de lois et politiques nationales et permettrait l’accès à la justice pour les victimes d’abus commis par les multinationales. D’autres propositions comprennent la création d’un tribunal international qui pourrait juger les grandes entreprises et leurs directeurs pour des atteintes aux droits humains commises directement ou indirectement par les entreprises. Il s’agit ainsi de développer un instrument contraignant pour lutter l’impunité « corporative ».

Face aux conflits socio-environnementaux de plus en plus violents, quelles solutions ?
Alors que les conflits sociaux s’attisent entre entreprises multinationales et communautés locales, les conséquences environnementales des mégaprojets d’infrastructure et d’extraction montrent les limites d’un modèle économique basé sur la dépendance aux ressources naturelles et sur la course incontrôlée à une croissance illimitée. Dans ce contexte, la défense des biens communs essentiels à notre survie, c’est-à-dire la défense de la vie même, est devenue une affaire dangereuse.

Dans un contexte pareil, il est important d’abord de réfléchir et d’essayer de comprendre la racine des problèmes auxquels nous faisons face, et les interconnections entre nos actions quotidiennes – de production, de consommation, entre autres – et les effets qu’elles peuvent avoir sur l’environnement et sur la vie d’autres personnes ici ou ailleurs. Nous sommes invités à changer nos habitudes et privilégier des alternatives durables qui respectent en même temps les personnes et la planète. Mais plus que des consommateurs – comme le système économique actuel nous le fait croire – nous sommes des acteurs, et nous pouvons nous impliquer peu à peu dans la construction d’une société plus juste, plus égalitaire et plus consciente des limites naturelles de nos écosystèmes, et pour cela, nous devons tisser des liens de solidarité plus forts, et agir ensemble.

Le combat de Berta Cáceres est commun à tous ceux qui croient qu’une alternative au paradigme actuel est possible et que nous pouvons construire des sociétés où nous serons capables de coexister de manière juste, dans le respect de la dignité humaine et de la nature qui nous nourrit.

Angéla Maria Ocampo, Assistante Communication et Campagne (ocampo(at)cidse.org)

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Notes

[1] Congreso Nacional de Honduras, Decreto No. 181 -2009, Ley General de Aguas : http://www.gwp.org/Global/GWP-CAm_Files/LEY%20GENERAL%20DE%20AGUAS%202009.pdf
[2] Environmental Justice Atlas [EJOLT], Proyecto Hidroeléctrico Agua Zarca, Honduras : https://ejatlas.org/conflict/proyecto-hidroelectrico-agua-zarca-honduras
[3] Abelenda, A., Behind the murder of Berta Cáceres : corporate complicity, online, Open Democracy : https://www.opendemocracy.net/5050/ana-abelenda/behind-murder-of-berta-c-ceres-corporate-response
[4] Convention qui assure le respect des droits des peuples indigènes à maintenir l’intégrité politique et culturelle de leur tradition, mais aussi et essentiellement le droit à une consultation libre et informée quand ils existent des projet d’infrastructure ou autres qui pourraient concerner leur territoire.
[5] Riaño, Astrid Puentes. Losing Berta Cáceres : the breaking point in the struggle against impunity : http://www.huffingtonpost.com/astrid-puentes-riaao/losing-berta-caceres-the_b_10484276.html?utm_content=buffer1bff0&utm_medium=social&utm_source=twitter.com&utm_campaign=buffer
[6] Harvey, D. (2005). A brief history of neoliberalism. Oxford. (159 – 160)
[7] Commission Justice et Paix (2015). Capitalisme et extraction minière : un divorce nécessaire. Étude (26 – 30).
[8] Kushardz, T.,Gonzalez, E. Casi 300 activistas del medio ambiente han sido asesinados en dos años : https://www.tni.org/en/node/22892
[9] Lima COP20. Los efectos del cambio climático en la generación de la energía hidroeléctrica : http://www.cop20.pe/ck/los-efectos-del-cambio-climatico-en-la-generacion-de-la-energia-hidroelectrica/
[10] Global Witness. How many more ? Annual Report 2014 : https://www.globalwitness.org/en/campaigns/environmental-activists/how-many-more/
[11] Global Witness. On Dangerous Ground. Annual Report 2015 : https://www.globalwitness.org/en/reports/dangerous-ground/
[12] Cité dans Casi 300 activistas del medio ambiente han sido asesinados en dos años : https://www.tni.org/en/node/22892
[13] Radio Mundo Real, Interview with Shalmali Guttal : Dispossession, Criminalization and Impunity https://www.youtube.com/watch?v=f0PLhNbl4q0

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